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Sekigahara, chef d’œuvre ludique et leçon d’histoire

Sommaire

Introduction : une période troublée…


La période dite du Sengoku Jidai (1467-1615) est sans doute la période historique japonaise la plus connue du grand public. Les films, jeux vidéo et romans traitant de la période, comme les mythiques Ran ou Kagemusha d'Akira Kurosawa nous ont familiarisé avec des termes comme samurai, ronin, shogun ou encore seppuku.

Cette période troublée de l'histoire japonaise a constitué la trame de certains jeux d'histoire et wargames, sans pour autant rivaliser numériquement avec des périodes populaires comme les croisades ou l'époque romaine : citons Samurai (1996) par Richard Berg et Mark Herman, A Most Dangerous Time (2009) de Tetsuya Nakamura et Adam Starkweather ou encore Shogun (2006) de Dirk Henn.

Cette remarque n'est toutefois plus valable sur le plan qualitatif depuis 2011 et la sortie d'un jeu accessible et atypique visant à nous faire revivre l'un des derniers conflits du Sengoku Jidai, la campagne que les Japonais nomment "campagne des sept semaines", souvent résumée en Occident à sa principale bataille, celle de Sekigahara en 1600.

Cette bataille donne son nom au jeu conçu par Matt Calkins et sur lequel nous nous penchons aujourd’hui. Mais avant d'aborder ce qui fait toute la spécificité du jeu et lui vaut sa cinquième place au classement des jeux de guerre de Boardgamegeek, une brève remise en perspective historique est nécessaire.

La mort du deuxième unificateur du Japon, Toyotomi Hideyoshi, a en effet laissé le pouvoir théorique aux mains de deux collèges de régence en attendant la majorité de son unique fils et héritier, Hideyori. Néanmoins, au sein de ces deux instances, un homme pèse de tout son poids tant son pouvoir économique et militaire est supérieur aux autres : Tokugawa Ieyasu, qui a fait de son fief d’Edo, naguère une paisible bourgade, une forteresse riche au cœur d’une province prospère promise à un brillant avenir.

Représentation de Tokugawa Ieyasu
Représentation de Tokugawa Ieyasu, vainqueur de la bataille de Sekigahara.

Rapidement le torchon brûle entre le parti de Tokugawa et un parti de fidèles à l’ordre instauré par Hideyoshi, mené par Ishida Mitsunari, homme de confiance d’Hideyoshi et bureaucrate hors-pair, ce qui lui vaut le dédain de la plupart des daimyos (seigneurs). Les troupes d’Ishida (armée de l’Ouest) et de Tokugawa (armée de l’Est) finissent par se rencontrer dans une vallée au Nord-Est de Kyoto, à Sekigahara, et malgré un dispositif initial laissant présager un encerclement du parti Tokugawa, de nombreuses défections côté Ishida scellent le sort de la bataille en faveur de l’armée de l’Est.

… Pour un jeu d’une grande élégance

Sekigahara propose donc à deux joueurs d'incarner les deux camps antagonistes, celui de l'Ouest mené par Ishida Mitsunari et celui de l'Est mené par Tokugawa Ieyasu. Les deux joueurs vont déplacer tout ou partie de leurs troupes à tour de rôle, mener des batailles ou des sièges, recruter de nouvelles troupes, le tout pendant sept tours de jeu représentant les sept semaines de la campagne.

La première chose qui frappe le joueur est la qualité du matériel proposé : les unités sont représentées par des blocs de bois rectangulaires noirs ou dorés. De belle taille, ceux-ci sont agréables à manipuler. La carte rigide est également de belle facture et représente la zone centrale de l’île principale du Japon, Honshu, entre Osaka et Sendai. Enfin, les deux pioches de cartes (un par joueur) sont constituées de cartes épaisses reprenant la couleur du papier traditionnel japonais, le washi.

 Les blocs ne servent toutefois pas qu’à faire joli : n’affichant les informations sur l’unité que d’un côté, ils empêchent ainsi le joueur adverse de savoir quelles unités composent les armées adverses. Il ne pourra que connaître la taille des armées adverses en comptant le nombre de blocs qui les composent. Les blocs créent donc le fameux « brouillard de guerre », source d’incertitude et de dilemmes stratégiques.

Les deux joueurs vont mener des troupes plus ou moins puissantes : fantassins, cavalerie ou arquebusiers ainsi que les généraux et leurs gardes. Chaque unité est également rattachée à un clan dont elle est originaire. Ainsi chaque camp dispose de quatre clans représentant les plus puissants seigneurs de l’époque et leurs vassaux.

Sekigahara clans Est et Ouest

Ci-dessus les quatre clans des armées de l’Ouest (gauche) et de l’Est (droite). Un symbole de clan vaut un point de force

La combinaison du brouillard de guerre et d’unités à la puissance variable donne une première profondeur stratégique au jeu : qui me dit que cette énorme armée en mouvement n’est pas composée que de troupes médiocres ? Inversement, cette petite troupe qui s’avance avec confiance sur mon territoire n’est-elle pas une troupe d’élite qu’il sera difficile de vaincre ?

 Mais le coup de génie de Matt Calkins réside avant tout dans le rôle central qu’il a donné aux cartes, restituant avec brio les coups de théâtre et voltefaces qui ont caractérisé cette époque. En effet, un joueur pioche des cartes au début de chaque tour. Chaque carte renvoie à l’un de ses clans. Les cartes vont avoir deux usages principaux :

-    Les joueurs doivent se défausser d’une carte en début de tour afin de déterminer qui aura l’initiative ;
-    Se défausser d’une ou deux cartes permettra au joueur de déplacer davantage de troupes et de recruter ;
-    Les utiliser en bataille pour activer ses troupes.

Car oui, dans Sekigahara il ne suffit pas d’avoir une armée gigantesque au contact de l’ennemi, encore faut-il avoir les cartes associées aux clans engagés dans la bataille pour pouvoir les activer et compter leurs points de force…

Sekigahara attaque de l'Ouest stratégique

Ainsi, dans l’exemple ci-dessus, le joueur de l’Ouest (jaune) attaque avec audace une armée plus puissante de l’Est (noir). Malgré une armée et une main plus petites, l’Ouest va bien l’emporter puisqu’il est en mesure d’activer les deux unités pour un total de 5 points de force. Le joueur de l’Est, lui, ne peut activer aucune de ses quatre unités…

Ce concept de jeu simple est pourtant génial car servant parfaitement la restitution des évènements de l’époque, comme l’inaction du clan Shimazu pendant la bataille de Sekigahara, tout en créant une nouvelle couche de profondeur stratégique. Ainsi le bluff ne concerne désormais pas que la taille des armées, mais aussi les clans qui la composent : si mon adversaire avance avec confiance cette armée, a-t-il réellement les cartes en mains pour activer ses troupes ou est-il en train de m’induire en erreur ?

Les joueurs audacieux peuvent ainsi tenter de véritables coups de Trafalgar ! En effet les cartes utilisées pendant un combat sont défaussées et chaque joueur en repioche autant qu’il en a dépensées. Les têtes brûlées pourront donc déclencher deux batailles d’un coup en espérant piocher de meilleures cartes pour le second combat, tout en croisant les doigts pour que l’adversaire joue de malchance lors de son tirage !

Enfin, un dernier mécanisme mérite une mention pour sa fidélité historique, le mécanisme de trahison. Les joueurs pourront en effet vivre la joie (ou le désespoir !) de voir une partie de leurs troupes précédemment activées changer de camp, telles les troupes Kobayakawa en 1600. Chaque joueur dispose de cartes dites d’épreuve de loyauté (loyalty challenge) dans sa pioche. Il peut les jouer librement lors d’un combat pour tester la loyauté de troupes adverses qui viennent d’être activées. Le joueur cible doit alors montrer qu’il a en main une deuxième carte du même clan (en plus de celle utilisée pour l’activation) afin de s’assurer la loyauté de ses troupes, sans quoi celles-ci rejoindront les forces adverses le temps de la bataille… Inutile de dire qu’il est rare de remporter une bataille où l’on a perdu une partie de ses troupes de cette façon.

En plus de restituer l’esprit de l’époque, faite de coups bas et de changements subits d’allégeance, les cartes d’épreuve de loyauté ajoutent une dernière couche de complexité à la gestion de sa main : dois-je garder des cartes en double pour un combat à venir ou dois-je privilégier la diversité de mes cartes en main ? Dois-je défausser deux cartes pour bouger le plus de troupes ou en garder un maximum en main ? Les dilemmes sont potentiellement infinis.

Il y a encore bien des thématiques et mécanismes d’intérêt dans Sekigahara qu’il serait malheureusement trop long d’aborder dans ce papier. J’ajouterais simplement trois derniers éléments plus généraux :

-     d’une part le jeu est rapide à assimiler avec ses règles tenant sur 11 pages. L’intégralité des informations indispensables tiennent sur une aide de jeu format A4 recto. J’ai régulièrement enseigné le jeu à des néophytes du jeu d’histoire sans problème ni explications à rallonge ;
-    d’autre part le jeu se joue rapidement une fois compris, et peut même se terminer très vite ! Il est ainsi possible de faire une, voire deux parties en une soirée.
-    Enfin, bien que le jeu soit en anglais, il ne nécessite nullement de maîtriser la langue de Shakespeare, aucun des éléments du jeu n’utilisant de texte. Le manuel a été bénévolement traduit en français, lien en bas de l’article.

 

En somme Sekigahara mérite pleinement sa place à part de jeu d’histoire accessible à tous par la simplicité et l’historicité de ses mécanismes. En effet, ceux-ci permettent en un temps record d’atteindre l’objectif premier de tout jeu d’histoire : placer les joueurs face aux mêmes dilemmes et choix tactiques que les stratèges de l’époque.

Le jeu de Matt Calkins y parvient avec une grande économie de moyens et se paie même le luxe d’être esthétiquement beau : un Sekigahara mis en place ne manquera pas d’attirer le regard des joueurs ! Le jeu mérite donc pleinement la reconnaissance dont il jouit et constitue à mes yeux un chef d’œuvre du jeu d’histoire et plus largement du jeu de société.

Liens et références

Pour ceux qui souhaiteraient en savoir plus, nous recommandons Sekigahara, la plus grande bataille de samouraïs, de Julien Peltier, un très bon ouvrage synthétique sur le conflit, ses prémisses et ses conséquences.

Le jeu est en anglais, mais vous pouvez trouver sur le site Ludistratège la version bénévolement traduite des règles du jeu (et celle de très nombreux autres jeux de guerre), ou encore sur le site de son éditeur, GMT Games.

Si vous adorez le système Sekigahara, une « suite » officieuse le reprenant existe et s’intitule Granada, Last Stand of the Moors par Jose Rivero chez Compass Games, jeu consacré aux ultimes combats de la Reconquista.


Sekigahara, The Unification of Japan
Designer : Matt Calkins
Editeur : GMT Games
Date de sortie originale : 2011
Nombre de joueurs : 2
Durée : 1h30-3h
Passionné d'histoire depuis ma petite enfance, j'ai redécouvert le jeu de société en déterrant un vieux Carcassonne à l'occasion du premier confinement. Le lien avec l'histoire a été vite fait et ma collection a depuis crû à vitesse grand V, ciblant toutes les époques et toutes les échelles, avec tout de même une préférence pour l'opérationnel médiéval et les jeux se déroulant ou incluant le Japon.

Quelques favoris: Sekigahara, Men of Iron Tripack, Empire of the Sun et Triumph & Tragedy